Maître de la Littérature

Cortázar, le magicien

L’écrivain franco-argentin Julio Cortázar (1914-1984) a inventé un réalisme fabuleux dont ses textes courts, qui reparaissent aujourd’hui, concentrent toute la force. Son engagement politique ne l’a jamais amené à insulter ses lecteurs en confondant littérature et pédagogie ou en accumulant les concessions aux modèles constitués de la littérature militante.

Publication de l’ensemble des contes et nouvelles de Julio Cortázar : occasion de redécouvrir l’écrivain qui, sans doute, au XXe siècle, aura eu l’imagination la plus riche et la plus foisonnante. Ce qui n’excluait en rien, pour lui, un engagement sans ambiguïté dans le combat anti-impérialiste.

Vous ouvrez le livre, au hasard, vous commencez à lire quelques lignes : immédiatement, la magie opère.

Par exemple : un homme voyage dans différents pays d’Amérique centrale. Il prend des photos — notamment celles de peintures naïves, populaires, qu’il découvre avec éblouissement. Revenu chez lui, à Paris, il fait développer et tirer ses pellicules, et se projette les diapos qui en résultent. Il s’aperçoit alors que les images de peintures naïves ont disparu, et que s’y sont substituées des scènes de violence, de répression policière (renvoyant, peut-être, à l’Argentine de la dictature militaire, où il n’a pas mis les pieds). Le laboratoire a-t-il, par erreur, interverti deux rouleaux de pellicule ? Ou bien s’agit-il d’un phénomène beaucoup plus mystérieux — comme si c’était la violence même de l’histoire qui l’interpellait, en lui imposant, magiquement, le spectacle de ce qu’il n’a pas su ou voulu voir ? L’homme est saisi d’une angoisse, d’un malaise, va vomir dans sa salle de bains, tandis que sa femme, qui vient d’arriver, regarde à son tour le diaporama. Lorsqu’il revient auprès d’elle, elle lui dit qu’elle trouve magnifiques ces photos de peintures populaires… (Apocalypse de Solentiname)

Ou bien : un homme, à la suite d’un accident, va être opéré. Au début de l’anesthésie, il rêve qu’il est un Indien de l’époque précolombienne, poursuivi et capturé par les Aztèques. Progressivement, le rêve devient de plus en plus précis, jusqu’au moment où les choses s’inversent : la réalité, c’est cette scène de sacrifice humain — et c’est l’homme, l’Indien, qui, avant d’être tué, est envahi par un étrange rêve situé dans le futur, où il se retrouve allongé sur une table d’opération, tandis qu’un chirurgien brandit un scalpel au-dessus de son corps immobilisé. (La Nuit face au ciel)

Ou encore : il existe, de nos jours, à Buenos Aires, une galerie commerciale qui détient la mystérieuse propriété de communiquer directement avec un passage couvert, dans le Paris du XIXe siècle ; le narrateur a ainsi la possibilité d’être transporté, de temps en temps, au milieu d’une foule pittoresque et depuis longtemps disparue — où on lui signale la présence d’un autre énigmatique Sud-Américain, dont on finit par deviner qu’il s’agit de Lautréamont. (L’Autre Ciel)

Des centaines d’histoires de ce type… Excellente initiative que d’avoir rassemblé, en un seul volume (1), l’essentiel des « formes brèves » écrites par ce maître du genre qu’était Cortázar : non seulement les contes et nouvelles déjà réunis en recueils du vivant de l’auteur (dans des livres comme Les Armes secrètes, Fin d’un jeu, Octaèdre, Façons de perdre, etc.), mais aussi les récits écrits en contrepoint d’œuvres picturales ou graphiques, et plusieurs textes narratifs jusqu’à présent éparpillés, parfois inédits en français.

Le résultat ? Mille pages d’un enchantement permanent. Où l’on échappe au monde des apparences, comme à celui des causalités logiques ordinaires. Où c’est bien le monde réel qui est figuré (depuis les détails de la vie quotidienne jusqu’au contexte historique ou politique), mais où s’infiltrent, insensiblement, des éléments insolites, incertains, illogiques, merveilleux, inquiétants, oniriques. Une incessante recomposition de l’espace et du temps, où s’ouvrent, dans ce que nous tenons pour le plus solide, des fêlures, des brèches, autorisant toutes sortes d’effractions, de translations imprévues, de collisions, de transmutations.

La vie d’un authentique écrivain, on s’en aperçoit de plus en plus, malgré le préjugé scolaire ou journalistique, résulte de ce qu’il écrit. Comme ses récits, celle de Cortázar est tramée de circulations, de traversées, laissant entrevoir un homme perpétuellement entre deux espaces, deux continents, et que l’on ne saurait assigner à résidence. Naissance à Bruxelles, en 1914, et, quatre ans après, rapatriement en Argentine, berceau de sa famille. Imagination précoce, formation largement autodidacte, premières activités littéraires, puis un sentiment d’étouffement, dans l’Argentine péroniste — d’où l’exil délibéré, l’installation, en 1951, à Paris (pôle d’aimantation irrévocable). Premiers livres, voyages multiples — et rencontre, dans les années 1960, avec ceux qui constituent la grande constellation romanesque latino-américaine de la seconde moitié du XXesiècle (Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, José Lezama Lima), dont il est l’aîné, mais dont il se sent indéfectiblement solidaire. Réputation grandissante, et engagement de plus en plus accentué pour les grandes causes de l’Amérique latine (soutien aux luttes anti-impérialistes, aux combats contre les dictatures militaires). L’une des premières décisions de François Mitterrand, après son accession à la présidence, sera de lui accorder la nationalité française (en même temps, du reste, qu’à Milan Kundera). Cortázar mourra en 1984 — des suites d’une très étrange maladie, qui ne cessait de le faire grandir (telle est, du moins, la légende)…

On pourrait mettre l’accent, bien entendu, sur les romans majeurs de Cortázar, ceux qui l’ont hissé au niveau des plus grands de la constellation précédemment évoquée : et au premier titre Marelle, cet écrit baroque, proliférant, cette « œuvre ouverte » permettant au lecteur de choisir, en modifiant l’ordre des chapitres, entre deux romans différents à l’intérieur d’un même livre, et où se tisse tout un réseau d’échos et de contrastes entre l’Europe et l’Amérique latine — entre l’utopie qu’était l’Amérique latine pour l’Europe, et l’utopie qu’est devenue l’Europe pour l’Amérique latine… Mais c’est probablement dans l’art de la nouvelle, du récit bref, que Cortázar est le plus singulier. Un art dont il explique très bien, dans une conférence donnée à Cuba en 1963, et reprise en introduction à ce volume, qu’il doit, dès les premières lignes, capter l’attention du lecteur, en introduisant cette « rupture du quotidien » qui « va bien au-delà de l’anecdote racontée »  ; qu’il lui faut échapper à ce « faux réalisme qui consiste à croire que toute chose peut être décrite ou expliquée » ; qu’il implique une tension soutenue (le lecteur, dit-il, doit être vaincu « par knock-out, et non aux points »), un principe de condensation maximale, exigeant d’« éliminer toutes les situations intermédiaires », toutes ces « phases de transition » auxquelles les longs romans ne peuvent échapper ; que le récit doit devenir, en somme, un intense foyer magnétique susceptible d’attirer « tout un système de relations connexes ».

Or, le tour de force de Cortázar, qui s’impose à la lecture de ces « contes », c’est de savoir ramasser en quelques pages tout ce qui caractérise et qualifie l’art des « grands » romans : la variation des voix narratives, souvent, ou la multiplicité des points de vue, mais aussi l’exploration de territoires jusqu’alors ignorés, l’habileté à suggérer des espaces et des temps parallèles au-delà de la réalité quotidienne, les glissements progressifs d’un univers à un autre. Comme si, chez lui, les contraintes de la narration brève, elliptique, loin de brider l’imagination, ne servaient qu’à lui donner plus de densité. D’où ces mondes fabuleux, prodigieux, dans lesquels le lecteur est d’emblée projeté : où un musicien de jazz a la faculté, en quelques minutes, de « revivre » des journées entières de sa vie, dans tous leurs détails, et aussi, parfois, de faire éprouver cette étrange dilatation du temps dans sa musique même ; où une jeune fille, simplement imaginée par des enfants au cours de leurs jeux, en vient à se matérialiser aux yeux d’un adulte, qui en tombe amoureux ; où les miroirs de l’île de Pâques avancent ou retardent selon le rivage où ils sont placés, et où des artichauts peuvent remplacer les pendules (il suffit de les effeuiller pour connaître l’heure)…

Cortázar, donc, à la suite de Jorge Luis Borges mais de façon bien plus foisonnante ou exubérante, fut l’un des très grands maîtres, au XXe siècle, du registre fantastique (qu’il contribua à étendre très au-delà de ses fonctions convenues). Rien là d’incompatible, pour lui, cependant, avec le souci du monde réel, dont témoignent ses engagements concrets. Sa participation au « tribunal Russell » (assemblée d’intellectuels et d’autorités morales vouée, dans les années 1960 et 1970, à juger les crimes américains au Vietnam, puis ceux des dictatures latino-américaines). Son adhésion enthousiaste à la révolution cubaine, peu à peu tempérée par la conscience des dérives autoritaires du castrisme (d’où sa protestation, par exemple, contre le sort fait au poète Herbert Padilla) — mais sans que cela le conduise, comme nombre de ses amis écrivains, à condamner en bloc le régime (2). Son soutien au pouvoir de Salvador Allende, au Chili — puis, après le coup d’Etat d’Augusto Pinochet, sa participation effective à l’aide aux réfugiés chiliens en Europe. Sa lutte ouverte contre la dictature militaire en Argentine. Sa solidarité affichée avec le mouvement sandiniste au Nicaragua, en butte à l’offensive des « contras » soutenue par la CIA. En bref, un apport généreux et constant à tous les combats anti-impérialistes de l’Amérique latine, fondé sur le « difficile et simple principe selon lequel l’humanité commencera à mériter son nom le jour où aura cessé l’exploitation de l’homme par l’homme (3)  ».

Or, cela n’impliquait en rien, pour lui, qu’il faille faire des concessions aux modèles constitués de la littérature militante. Cortázar, de fait, au cœur même de ses engagements, n’a cessé de s’opposer inflexiblement aux « critères étroits de ceux qui confondent littérature et pédagogie » : « Je crois plus que jamais, ajoutait-il, que la lutte pour le socialisme en Amérique latine doit affronter l’horreur quotidienne (…) en gardant précieusement, jalousement, la capacité de vivre telle que nous la souhaitons pour ce futur, avec tout ce qu’elle suppose d’amour, de jeu et de joie. »

En définitive, pour Cortázar, la littérature a ses droits, sa complexité, son histoire propre ; elle se doit d’investir et de conquérir sans cesse des domaines nouveaux (fussent-ils imaginaires), et non se contenter d’illustrer ce que l’on sait déjà ; elle n’a pas à être « au service » d’une révolution, elle est en soi une révolution positive, un jeu majeur, une expérience des limites sans fin repoussées, une liberté anticipatrice. Et cette exigence-là, selon lui, ne reposait en rien sur le mépris du peuple, mais tout au contraire sur une confiance en lui que ne partagent guère, au fond, ceux qui tombent dans la « facile démagogie d’exiger une littérature accessible à tout le monde ». « On ne rend aucun service au peuple, précisait-il, si on lui propose une littérature qu’il peut assimiler sans effort. »

Autrement dit, « écrire révolutionnairement », pour Cortázar, cela ne voulait pas dire « écrire obligatoirement au sujet de la révolution elle-même ». Rien de plus significatif, en ce sens, que son récit le plus explicitement politique, Réunion. Il y réalise l’exploit d’imaginer le monologue intérieur d’Ernesto Che Guevara lors de son débarquement à Cuba, en compagnie des premiers guérilleros castristes ; mais il prend bien soin de fuir, dans cette restitution, toute tonalité conventionnellement héroïque ou épique — s’autorisant même d’étonnantes échappées sur l’irrationnel (le Che, dans sa rêverie, en vient à percevoir que l’histoire fonctionne aussi, mystérieusement, avec des harmonies, des dissonances, des contrastes rythmiques, des contrepoints, comme un quatuor à cordes de Mozart)…

L’imaginaire, à suivre Cortázar, n’est pas ce qui nous éloigne de la réalité, mais ce qui l’invente et la rend plus riche. C’est même en cela qu’il peut se conjuguer avec le grand espoir « affirmatif » et « vital » de l’homme, « sa soif érotique et ludique », « son exigence d’une dignité partagée sur une terre libérée de l’horizon journalier de crocs et de dollars ».

Notas

(1) Julio Cortázar, Nouvelles, histoires et autres contes, édition établie par Sylvie Protin, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2008, 1 428 pages, 136 documents photographiques, 29 euros.

(2) Sur les accords et les dissensions des écrivains latino-américains et hispaniques vis-à-vis de Cuba, notamment autour de l’« affaire Padilla », en 1971, voir le témoignage qu’en donne Juan Goytisolo dans son récit autobiographique Les Royaumes déchirés (Fayard, Paris, 1988).

(3) Lettre au directeur cubain de la revue Casa de las Américas, 1967.

Guy Scarpetta – Ecrivain. Auteur notamment de L’Age d’or du roman (Grasset, Paris, 1996), de Pour le plaisir (Gallimard, Paris, 1998), de Variations sur l’érotisme (Descartes et Cie, Paris, 2004) et de La Guimard (Gallimard, Paris, 2008).

Palavras-chave: , , , , , , ,

Fonte: http://www.monde-diplomatique.fr/2008/08/SCARPETTA/16180

Deixe um comentário